J’ai le plaisir d’accueillir pour la 4° fois Lionel Millet sur mon blog. Toujours passionné par ce qui lie le digital au luxe, Lionel se penche aujourd’hui sur le discours porté par les grandes marques dans leurs productions sur le web : s’adressent-t-elles à leur propre microcosme ou à leurs utilisateurs ?
L’expérience digitale dans le luxe s’adresse-t-elle vraiment aux usagers ?
Je me rendais fin 2013 à une conférence organisée à l’IFM en partenariat avec HEC sur le luxe digital, à l’initiative du fondateur du site de référence sur la question : Web And Luxe.
L’organisateur y faisait les louanges des diverses « expériences digitales » proposées aux clients du luxe.
Pour illustrer son propos, il s’appuyait sur l’exemple d’une vidéo réalisée pour Dior. Celle-ci met en scène les cosmétiques de la marque dans un cadre de jeux vidéos classiques à l’attention de la nouvelle génération : Tétris, Pacman…
La vidéo a évidemment produit son effet. Pourtant :
- 303 vues. Pour une marque si connue et si « aimée » (près de 13 millions de fans sur Facebook), étonnant !
- « Mise en ligne le 10 octobre 2011 ». A peine 150 vues par an. Cette vidéo n’intéresse décidément personne.
Une objection viendra immédiatement à l’esprit : le propriétaire du compte n’est pas Dior.
Mais :
- je n’ai pas trouvé la vidéo sur la chaîne YouTube officielle de la marque
- le seul compte sur lequel elle est diffusée est celui de l’agence Malherbe :
Le nombre de vues est ici nettement plus élevé. Pourtant, il reste de l’ordre du marginal lorsque l’on parle d’une maison comme Dior : à peu près 6 500 vues en plus de 2 ans.
Finalement, Dior l’a-t-il diffusée un jour à ses clients ?
Pour autant que je sache, non. Et si jamais ce fut le cas, elle a probablement été supprimée du compte officiel.
La chose est possible au vu de l’ancienneté de l’exemple.
Le rapport au web a évolué depuis, aussi bien chez les annonceurs, les agences et les usagers.
Pour une extrapolation…
A l’époque où je rédigeais mon mémoire sur la question, j’aurais beaucoup aimé avoir en main les métriques des sites de parfumeurs auxquels je me suis intéressé :
- Have-you-seen-valentina.com (qui redirige actuellement vers la page d’accueil des parfums Valentino) : il s’agissait d’un jeu flash reprenant la campagne publicitaire dans laquelle Valentina se cache dans une ville. Pour anecdote, j’avais eu de grandes difficultés à dénicher ce site, probablement un problème SEO…
- Flowerbykenzo.com (aujourd’hui fermé) proposait une vidéo autour de ce parfum ainsi que des économiseurs d’écrans et quelques autres contenus.
- YSL Expérience, expérience étrange où l’utilisateur doit créer une page YSL à son image, et qui un temps consistait en un jeu concours (principe : « qui a réalisé la plus belle page ? »).
Aujourd’hui, les chiffres, et en fin de compte le ROI des réalisations régulièrement mises à l’honneur par des sites comme WebAndLuxe ou MyDigitalLuxuryGalaxy… font question.
Je prends notamment pour exemple :
- l’application Silk Knot d’Hermès (lancée en septembre 2013)
- French Kiss par Jean-Paul Gaultier
- le dernier mini-site de Nina Ricci
- le nouvel e-magazine d’Elie Saab « The Light Of Now »
- etc.
Quelques pistes pour en rendre raison
Il ne fait plus guère de doutes sur la légitimité d’une présence digitale digne de ce nom de la part des marques de luxe, même s’il reste beaucoup à faire. Par exemple, les sites de certains châteaux bordelais semblent dater des débuts du web… Les besoins du luxe en digital existent bel et bien !
Artistiquement, les créations qui ont pour ambition de répondre à ces besoins sont souvent réussies.
Il est donc important d’encourager les créatifs tout en invitant à une meilleure prise en compte des besoins des usagers. C’est de mon point de vue avec cette approche qu’ils formeront l’avant-garde de la création digitale de demain.
Cette orientation permettrait de rompre avec la relative indifférence du public :
- Côté agence, il semble s’agir avant tout de répondre à un besoin vague et exigeant d’un annonceur. Une belle maison de luxe est une chance et la séduire est alors un objectif de grande importance.
- L’annonceur veut en toute logique faire au moins aussi bien que les concurrents. En interne, les budgets encore relativement faibles accordés au digital doivent se justifier auprès de managers, qui sont eux-mêmes préoccupés par d’autres stratégies (financière, marketing…)
Ces enjeux rendent les réalisations quelque peu auto-centrées :
- leurs principaux utilisateurs sont les responsables des marques et des agences
- d’après ce que je constate, les partages ont tendance à avoir lieu entre personnes travaillant dans le digital et/ou aspirant à travailler dans le luxe
- je n’ai à l’inverse presque jamais vu quelqu’un en parler en tant que simple consommateur sur Twitter
Je ne peux nier, évidemment, que certaines réalisations soient extraordinaires. Jusqu’ici, la meilleure expérience que j’ai faite reste le Secret Service de Viktor and Rolf.
J’ai également conscience d’une objection importante que l’on pourrait faire à l’idée que je défends ici : conformément à la stratégie du luxe, l’important est de séduire le cœur de la cible, les « early adopters », les « happy few ». La course au trafic, de ce point de vue, est hors-sujet, hormis pour les vidéos de défilés (au cœur du rêve des grandes maisons) et les campagnes publicitaires.
L’ « expérience digitale », ce serait alors comme le défilé haute-couture : une réactivation du rêve, une immersion dans un univers, une démonstration de la fécondité de la marque, accessible aux seuls initiés. Cette approche serait absolument en accord avec l’idée que je me fais d’une stratégie digitale dans le secteur du luxe.
Mais encore faut-il ne pas perdre l’utilisateur et lui procurer de réels contenus, sans quoi cela demeure tout au plus une performance… qui le laissera de marbre.
L’énergie, la puissance créative et les budgets ne devraient-ils pas être déployés sur projets plus « user-friendly » ?
Lionel Millet est un de ces passionnés de Luxe de la nouvelle génération, celle pour qui le web fait partie intégrante de la relation des individus aux marques.
A l’origine du projet Karenine, il y propose régulièrement une approche du digital originale et concrète aux marques de luxe, qui mêle luxe, ergonomie et philosophie.
Retrouvez Lionel sur Twitter : @LionelMillet
Il ne faut pas perdre de vue que le digital est un canal d’acquisition client récent qui est loin de toucher tout le monde et reste visiblement moins percutant que la TV, par exemple; question d’imprégnation culturelle sans doute …
Proposer une expérience pour le client ne veut dire faire n’importe quoi. la pub Dior présentée plus haut est « hors cible » car contraire aux codes du luxe de la marque Dior. En prime, cette vidéo est trop longue.
Le digital ne s’adresse pas forcément à tout le monde. Pourquoi voulez-vous que certains châteaux Bordelais investissent dans des sites internet luxueux alors que la majorité de leur production est automatiquement revendue aux maisons de négoce ou totalement vendue sur les marchés étrangers ? Pourquoi dépenser plus quand on peut faire avec ?
Ceci amène à la question finale: Trop de digital ne tuerait-il pas le digital ?
Vous soulevez une question intéressante dans le dernier paragraphe. Je vais essayer de ne pas vous répondre trop longuement, car elle est vaste et profonde (un très bon livre a été écrit dessus, Luxury Online d’Uché Okonkwo).
Les clients du luxe changent, et demain, nous du digital, à notre tour nous boirons Pétrus, Latour, Haut Brion. Mais avant cela, nous visiterons leur site web. Nous le ferions déjà aujourd’hui, si l’occasion s’en présentait, de même que nous visiterions ceux des marques de yachts et des cercles privés.
Si les marques ne pourront plus se contenter de sites pré-2005, c’est tout simplement parce que les clients le supporteront moins. Ou alors, ce sera comme faire un repas gastronomique non pas dans un palace ou chez un chef étoilé, mais dans une cave de banlieue (à mets égaux, ce n’est pas la même expérience…). J’entends par là que l’expérience du luxe, et spécialement d’une marque de luxe, est totale, et se doit d’être irréprochable en tout point de contact.
Mais il faut distinguer les marques de « grand » luxe (Mellerio, Wally, Ritz, …) de celles qui font aussi de la mode et en dépendent (Dior, Vuitton, et même la plupart des joailliers puisque les bijoux sont largement devenus de simples accessoires). Les premières peuvent se contenter d’un site digne de ce nom ; les secondes doivent être aussi avant-gardistes sur le web que dans leurs défilé, prouver à la génération digitale qui ne se contera plus des traditions (qui comme chacun sait se perdent) leur fécondité, leur pouvoir d’attraction, le caractère extraordinaire de leur expérience… Chez les premières, trop de digital va à l’encontre d’un luxe encore traditionnel, aristocratique oserais-je dire, à la recherche de l’excellent. Chez les secondes, trop peu les fera juger aussi « has been » que leur sites, et ce serait dommage.
En espérant vous avoir à peu près répondu clairement, et en vous remerciant pour l’intérêt que vous avez porté à l’article. 🙂