J’invite aujourd’hui Lionel Millet (@LionelMillet) pour la seconde fois pour nous parler de sa conception du luxe web au travers de l’analyse de grands sites web de marques de champagne. Je vous invite chaleureusement à commenter son point de vue en fin d’article. Personnellement, je trouve cette approche très intéressante, et les problématiques techniques et SEO levées en fin d’article génèrent de vraies reflexions. Une fois encore, merci Lionel !
Dans mon précédent article consacré au luxe digital, j’ai mis en évidence l’importance d’un concept radical pour analyser les sites web des marques de luxe : la « luxemosphère ». J’ai montré qu’une analyse « luxemosphérique » était d’abord sensorielle et j’ai décliné celle-ci en prenant le cas du champagne qui me semble intéressant.
Panel & méthode
La luxemosphère désigne l’expérience exceptionnelle que doit vivre le visiteur du site d’une marque de luxe. Cette relation est le plus souvent vécue d’un point de vue affectif du côté du visiteur, l’« emotional branding » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Marc Gobé) ou la « zone affective » étant tout spécialement impliqué au sein d’une stratégie digitale. L’émotion passant d’abord par la sensation, l’analyse se doit d’être au moins dans un premier temps sensorielle.
Pour la mettre en œuvre de manière concrète, j’ai choisi de me focaliser sur quelques sites de marques emblématiques et relativement comparables du champagne :
- Moët & Chandon
- Laurent Perrier
- Mumm
- Veuve Clicquot
- Taittinger
- Dom Pérignon
- Ruinart
Afin de la rendre aussi objective que possible, j’ai élaboré 5 grilles d’analyse correspondant au 5 sens. Dans chacune d’entre elles, j’ai listé quelques stimulations sensorielles possibles que j’ai tenté de retraduire en critères ergonomiques. En procédant ainsi, j’ai pu établir un système de notation sur 5 pour chacun des critères.
Par exemple, chez Veuve Clicquot l’absence de musique implique la quasi-absence d’une expérience auditive et donc d’une expérience totalement immersive et inoubliable. Sur le site de Dom Pérignon, la taille modeste et non compensée par une possibilité de zoom et la qualité moyenne des photos nuisent forcément l’expérience visuelle.
Globalement, il m’est apparu que les 3 sens les plus importants dans l’expérience du champagne que sont la vue, l’ouïe et l’odorat, sont plutôt bien stimulés sur les sites étudiés.
En revanche, une partie des marques a négligé la dimension sonore du luxe digital pourtant présente dans le produit même (effervescence des bulles, bouchon, flutes des personnes qui trinquent…). Quant au toucher, il m’a paru davantage encore négligé y compris par les sites les plus intéressants.
Résultats obtenus
Voici les graphiques que j’ai obtenus en suivant la méthode précédente :
- Par marque de champagne, en procédant par regroupements
- Par sens
Luxe web : synthèse et recommandations pour les sites web des grands marques de champagne
Plusieurs points généraux me paraissent remarquables d’après cette analyse :
- Toutes les marques stimulent la vue et, point hautement positif, 2 sens clés du champagne, l’odorat et le goût. Seul Moët et Chandon développe peu la dimension olfactive. On peut considérer cela comme une erreur, notamment parce que l’odorat est bien plus important que le goût dans la dégustation
- Plus de la moitié des sites néglige l’ouïe :
Peu de choix de langues malgré pléthore de lieux de résidence proposés
Aucune vidéo ni musique
Seul Ruinart se détache réellement avec différentes musiques de fond
- Seules 2 marques du panel étudié sont réellement polysensorielles : Mumm et Ruinart
Lacunes constatées chez la plupart des marques
Certaines lacunes restent communes à tous les sites, tout spécialement concernant l’ouïe et le toucher. Voici une liste de quelques exemples :
- Pages de bienvenue assez pauvres
- Pas de zoom
- Pas de vision à 360° des bouteilles (d’autres marques comme Lanson la proposent)
- Des photos parfois trop petites (par exemple dans la Galerie des cuvées de Taittinger et sur le site de Dom Pérignon)
- Aucun son spécifique pour les clics (à la différence de ce qui existe dans d’autres domaines, par exemple chez Viktor & Rolf)
- Pas de son de bulles
- Trop peu de langues proposées
- Animations flash de qualité encore insuffisante et donnant parfois une impression de désordre assez désagréable. Ce point ne saurait être simplement résolu par du HTML : la scénarisation même des animations demeure problématique.
- Peu de vidéos
Un autre élément que je n’ai aperçu sur aucun des sites serait un espace exclusif réservé aux clients (à ne pas confondre avec l’abonnement à une newsletter) : la dimension d’exclusivité propre au luxe pourrait d’autant mieux être éprouvée par le visiteur, et c’est l’une des forces du site de Viktor & Rolf que je mentionnais précédemment. Mais c’est là s’éloigner d’une approche purement sensorielle.
Il reste en conséquence une marge de progression nette pour que les sites des marques de champagne procurent une expérience exceptionnelle pouvant émerveiller les amateurs rêvant d’un produit sensuel, extraordinaire, onirique et inoubliable.
Bonnes pratiques remarquées
- Le puissant effet d’immersion dans les caves sur la home de Ruinart
- L’initiation à l’art du champagne chez Mumm (type guide des bonnes manières avec un certain humour, parfaitement dans l’esprit de la marque) : répond en 100 points à la question aussi vague et sinueuse que fondamentale : comment boire le champagne ?
- La description des cépages pour eux-mêmes : ce point soulève lui aussi la question de la dimension pédagogique que peuvent revêtir les sites de ces marques, à la fois pour un public large, mais aussi (et de manière peut-être plus pertinente) pour les consommateurs des pays émergents ayant besoin d’être initiés au produit
- Recettes de mets adaptés par un chef (« Recette pour un accord » chez Laurent Perrier) : le bon champagne avec le bon plat, autrement dit une dimension d’aide à la décision (mais naturellement dans un autre esprit que http://www.quelvinavec.com)
Recommandations générales
En reprenant les 2 éléments de mon constat initial, cette analyse conduit à l’appréciation suivante :
- Dom Pérignon, peut-être la marque la plus extraordinaire du panel, propose un site que l’on jugera avec indulgence avant-gardiste, mais plus probablement tout simplement bizarre pour le site du « meilleur champagne au monde ». On pourra se l’expliquer de diverses façons, par exemple par un top management « digital non-native », ou par une agence qui a manqué le caractère exceptionnel du luxe digital.
- Faire vivre une telle expérience d’une très grande marque de champagne demeure possible. Ruinart a globalement su le faire et en dépit de quelques réserves, il me semble être un bon exemple de ce à quoi devrait ressembler le site web d’une maison prestigieuse de champagne.
Si je ne devais retenir que 3 points que je conseillerais à toute belle marque de champagne de mettre en œuvre sur son site afin d’optimiser l’expérience utilisateur, qui demeure la clef du luxe digital, il s’agirait des suivants :
- Proposer une expérience tactile virtuelle du produit, notamment avec : des zooms, une vision à 360° des bouteilles, des photos de grande qualité et de taille suffisante.
- Scénariser les animations et éviter au maximum d’en mettre en place uniquement parce que cela « fait luxe » ou parce que d’autres sites le font. Cela ne peut conduire qu’à des mouvements désordonnés sur l’écran qui, à partir du moment où ils perturbent le visiteur, gâchent immanquablement l’expérience.
- Ne pas hésiter à aller loin dans l’expérience virtuelle & sensorielle du produit même : en plus de descriptions pertinentes du goût et de l’odorat, des moyens détournés pour faire entendre la « musique » du champagne ou voir l’effervescence des bulles me semblent imaginables.
Il importe toutefois de garder à l’esprit que ces points soulèvent des difficultés de divers ordres : ergonomique et technique, naturellement, mais aussi en matière de référencement (SEO) lorsque la notoriété ne fait pas tout. Et il doit être entendu que tout cela n’est rien si d’un point de vue stratégique, l’expérience utilisateur est tout sauf l’objectif du site web d’une grande marque de champagne (ou de luxe en général). Sur un site comme celui de Mumm, il semble que celle-ci joue un rôle important – à quoi bon tant de contenus sinon ; sur celui de Moët & Chandon, la réponse me semble nettement moins évidente. Mais ceci est une autre question
Vous avez des remarques ou vous souhaitez en savoir plus ?
N’hésitez pas à me contacter : lionel.millet[at]yahoo.fr
Lionel Millet a suivi un étonnant cursus universitaire, où la passion du luxe fut le liant entre un M2 philosophie et un M2 marketing & communication. Dans ses travaux de recherche, il propose une approche du digital originale et concrète aux marques de luxe, qui mêle luxe, ergonomie et philosophie.
Retrouvez Lionel sur Linkedin : http://fr.linkedin.com/pub/
Cet article explique vraiment bien ce qu’on doit attendre d’un site qui présente un produit de luxe. Mais dans les faits c’est extrêmement difficile à faire. Pour ma part, je viens de créer mon produit que je positionne également sur le segment du luxe. Et je suis confrontée aux même difficultés. Je n’ai pas réussi à mettre en avant tous les sens alors que c’est irréfutablement comme cela qu’il faut approcher mon produit, en terme de sens.
Je crois que en avoir conscience ne permet pas forcément de trouver l’approche. Pour ma part, j’en suis à mon 5ème thème de blog et je n’ai toujours pas réussi à poser virtuellement justement ces sensations.
Vous avez raison Marie, mettre en oeuvre une expérience sensorielle sur le web est très difficile, y compris et dirais-je surtout pour les marques de luxe. Cela explique pourquoi beaucoup se limitent à une approche seulement visuelle : c’est le plus évident et ce n’est au fond qu’une transposition de la communication sur d’autres supports (publicités des magazines, spots télévisés, etc.).
Cela explique aussi pourquoi, vous en avez pris conscience, un changement de thème de blog ne suffira jamais. Bien sûr, la couleur et le graphisme créent une atmosphère, mais celle-ci doit aller de pair avec le mouvement, le son, sans parler de quelques aléas pouvant ruiner tout effort comme un éditorial inadapté.
Il y a donc un choix, mais qui n’en n’est pas forcément un : passer outre les spécificités de l’expérience utilisateur possible sur le web et produire une vitrine inerte ; s’efforcer de faire vivre une expérience exceptionnelle à la hauteur des produits prestigieux de la marque (une troisième alternative serait l’ignorance des pratiques possibles, mais au jour d’aujourd’hui cela me parait improbable chez les grandes marques).
La conscience est un premier pas, la mise en oeuvre, un autre. N’hésitez pas à m’envoyer un mail si vous souhaitez en savoir plus.
Très cordialement,
Lionel